MANOIR DE AMANDA & GARRETT CARPENTER
REVEALDOWN, 22 OCTOBRE 2019.

Tandis que mon esprit quittait doucement le monde des rêves et que mon sens de l’odorat commençait à respirer cet arome de café qui semblait envahir la pièce, moi, le grand Garrett Carpenter. Père de quatre enfants : Finn, Ayleen, Maureen et Michael et époux aimant de la magnifique Amanda Carpenter revenait doucement à lui. Ma tête balançait vers la gauche où je pouvais voir le doux visage de ma femme toujours endormie. Je pose mes lèvres à sa joue et observe le réveil-matin. 5h30 AM. C’était le moment pour moi de me lever. Rosa, ma femme de ménage qui me suivait depuis l’époque où j’étais à l’université était déjà présente au sein du manoir familial. Le café fraichement moulu coulait doucement tandis que je m’apprêtais à aller faire mon jogging. Une bonne petite séance de course pour finalement sauter sous la douche et rejoindre la terrasse qui offrait une vue magnifique sur la plage et la mer de Revealdown. Le journal du 22 octobre 2019 m’informait de la future soirée que j’allais organisé en l’honneur de notre anniversaire de mariage au Vintage Hôtel où tout le monde était invité pour célébrer avec nous. Je dégustais mon café et mangeais doucement mes céréales aux noix. Tout semblait si… parfait. Étrangement parfait même.

Je me réveillais en douceur alors que le soleil s’infiltrait dans la chambre et que Garrett quittait le lit. Encore quelques minutes! Je ne travaillais pas aujourd’hui et je pouvais bien me le permettre. Pourquoi se levait-il donc toujours aussi tôt? 5h30! Bon Dieu! C’est une heure à laquelle les gens se lèvent quand les enfants sont encore en couche. Pour nous, cette époque est depuis longtemps révolue. Il n’y a plus que Michael, notre fils cadet, qui habite encore sous notre toit.

Je me laissais retomber dans les bras de Morphée pour finalement me lever près d’une heure plus tard. Garrett devait être sur le point de revenir de sa course et comme de fait, je descendais au rez-de-chaussée pour l’apercevoir sur la terrasse, café à la main et fraichement sorti de la douche. Je l’y rejoignais - toujours vêtue d’une délicate nuisette en satin - venant d’abord me pencher derrière son épaule pour lui offrir un court baiser.

« Bon matin mon champion! »

Lui dis-je, un peu mielleuse, me redressant l’œil attiré par l’article qu’il lisait. Garrett ne faisait jamais les choses à moitié et de là, il en tirait son succès et sa fortune. Aujourd’hui, nous n’avions aucune honte de vivre le luxe pour lequel nous avions travaillé avec acharnement. Cette fête en l’honneur de notre anniversaire de mariage serait probablement plus onéreuse que ledit mariage.

« 25 ans! Tu arrives à y croire? Je n’ai pourtant pas l’impression que nous avons vieilli! Enfin, mise à part tes quelques cheveux gris! »

Soulignais-je avec une pointe d’humour et à la fois, avec l’étrange impression que mes paroles ne concordaient pas avec la réalité. Je déposais mes mains sur ses clavicules, laissant mon regard parcourir les grandes lignes de l’article.

« Tu crois qu’on arrivera à recommencer l’exploit? Un autre 25 ans? 50 ans de mariage? À 74 ans, tu n’auras probablement plus toute ta vigueur… déjà que… »

Laissais-je planer, lui tapotant gentiment le torse avant de le laisser pour m’aventurer auprès de la rambarde. Chaque fois, le panorama ne manquait pas de m’éblouir. Le vent salin de la mer portait avec lui l’odeur fraiche du sable humide. Tout était si parfait, et pourtant… quelque chose clochait dans ce paysage.

Mon regard parcourait l’article de gauche à droite tandis qu’une douce voix vint me sortir de ma lecture. Il s’agissait de ma délicieuse épouse qui s’approchait de moi. J’abaisse l’article un moment pour tourner le regard vers la perle que j’avais épousé à l’université. « Bon matin chérie. » Ajoutais-je en échangeant un délectable baiser à celle qui faisait vibrer mon cœur. Bien que ce matin-là, ce sentiment d’amour inconditionnelle semblait étrangement perceptible, comme si on m’y forçait… enfin, je n’allais pas me pourrir la vie pour une étrange impression. J’écoutais ainsi ma jolie femme qui plaisantait sur notre mariage et notre avenir. Elle me faisait toujours autant rire. « Fait attention à ce que tu dis Madame Carpenter, je pourrais annuler cette fête à tout moment. » Évidemment, ce n’était que pour rigoler. Je ne comptais pas détruire une vie de bonheur pour une petite plaisanterie sur quelques cheveux gris. Je finis par poser l’article sur la table et tourner mon bassin en sa direction. Je sentais ses doigts sur mon corps et ce simple mouvement me donnait toujours autant de frisson. Même à la limite, ce sentiment d’excitation qui te prenait soudainement lorsqu’on ne voyait pas l’être désirée après une longue période. « Si nous avons réussis à affronter autant d’années sans se lancer quoi que ce soit à la figure, j’imagine qu’on peut considérer qu’on a déjà gagné. Aucune raison que ça ne change. » Dis-je en me levant, admirant la corps de ma femme avec splendeur. « Tu veux que je demande à Rosa de nous servir le petit-déjeuner ? » Ajoutais-je en attendant une réponse.

Un sourire s’étire sur mes lèvres et comme la première fois où il m’avait appelée ainsi, l’entendre me donner son nom me fait retomber pour lui. Depuis 25 ans, il parvient encore à me faire sentir comme si nous étions deux jeunes tourtereaux. La flamme ne s’est jamais éteinte et même si, étrangement, ce matin mon cœur se serre au contact de nos lèvres, je me rassure de voir ce perpétuel désir qui brule dans son regard.  

« Tu ne ferais pas ça! Tu sais très bien que tu la fais autant pour toi que pour nous cette soirée! »

Le taquinais-je avec légèreté et ressentant une étrange euphorie, je me sens comblée. Comme si, tout d’un coup, cet instant devenait précieux et fugace. Je l’aimais comme si je le retrouvais, comme si nous nous étions perdus, comme si l'on nous avait arrachés à cette vie de bonheur. Nous sommes tout ce que nous avons toujours souhaité, amoureux comme de jeunes tourtereaux, accomplis dans nos carrières et dans notre famille.  

« Et je ne veux pas que ça change. »

Lui fis-je savoir en venant à lui et passant mes bras autour de sa nuque, le ventre papillonnant, je l’invite à trouver mes lèvres encore une fois. Il me propose de nous faire servir le déjeuner, mais d’un mouvement négatif de la tête, je refuse. Ma bouche parcourant sa mâchoire, je viens déposer quelques mots susurrés à son oreille.

« J’ai faim de toi seulement! »

Mes doigts se glissent à sa taille pour défaire la boucle de son peignoir. Mais simultanément, une décharge électrique, une douleur vive, s’infiltre sous mes ongles et remonte chacun des muscles de mes bras jusqu’au centre de mon poitrail. Surprise, apeurée, je me recule d'un pas, mais le mal s’est déjà dissipé.

On dirait que l’odeur de la brise matinale menée par la mer me paraissait différente ce matin. Je ne savais pas si je couvrais un truc ? Encore là, je ne me sentais pas mal, mais je ressentais ces arômes drôlement. Je n’en faisais pas un cas non plus, j’étais bien, j’étais serin, mais surtout fou d’amour pour ma femme. Je me mis à rire suivant ses douces paroles. « Je ne peux pas m’empêcher de vouloir célébrer l’amour que je te porte dès que je n’en ai l’occasion. » Avouais-je en me laissant envelopper par ce baiser qui s’arrêtait vers mon oreille. Amanda vint à souffler ces quelques mots qui réveillaient mon instant de male primitif. Celui sauvage que je ne savais contrôler. Si je le pourrais, je pense que je serais continuellement sous les couvertures avec celle que j’aimais. Le sexe était pour moi un besoin intense que je ne pouvais contrôler bien longtemps. Ressentant l’excitation montée lorsque ses mains glissèrent vers mon pubis, je me mordais la lèvre en fixant mon épouse. Dieu qu’elle était sexy dans sa petite nuisette. Évidemment, nous étions à l’extérieur, mais la cours était tellement grande qu’il était impossible qu’on ne nous voit. Seule Rosa était sur place, mais encore là, je n’avais aucun souci à ce qu’elle nous épie un petit moment. Même que ça m’excitait d’avantage. Enfin… lorsque les doigts d’Amanda effleurèrent mon bas de ventre, une sorte de choc électrique sembla la perturber au point où elle se recula soudainement. J’arque un sourcil un peu inquiet. « Qu’est-ce qu’il y a chérie ? Je te fais de l’effet à ce point ? » Et alors, je ressentis une boule se former à l’intérieur de mon ventre. Que se passait-il ? Je me lève en risquant de trébucher. Mon calme s’envola. J’avais cette sensation de faire un arrêt cardiaque. J’attire tout ce qu’il y avait près de moi sur la table dans ma chute, laissant la tasse de café éclaté contre le marbre du plancher. Je ferme les yeux un moment, une douleur aux tempes m’envahissait. « Amanda. Il se passe quoi ? Je pense que je fais un AVC ? » Je ne savais pas vraiment ce qu’était les signes, mais c’est la première pensée qui me vint à l’esprit.

La vie m’apparaissait soudainement si légère. Pouvions-nous rêver de plus? Tout ce dont nous avions rêvés et tout ce dont pourquoi nous avions travaillés si fort s’offraient à nous sur un plateau d’or. J’aimais sentir cette frémissante exaltation me prendre par les tripes. Le touché de mon époux me ramenait à notre première rencontre et où notre histoire avait vue le jour. Je papillonnais comme une jeune adulte au bras de sa nouvelle idylle. Nous ne nous étions jamais quittés et pourtant, j’avais cette impression absurde de le retrouver. Célébrerions-nous vraiment nos 25 ans de mariage?

« Je ne t’en voudrais jamais mon chéri, je t’aime trop. »

Lui rappelais-je avant de laisser la passion nous distraire. Mon corps entier ne demandait qu’à lui faire l’amour. Ici, maintenant, ce ne serait pas la première fois que nous nous adonnerions à ce genre d’activité autre part que dans notre lit. Avec un chaud lapin comme Garrett comme époux, je ne pouvais qu’être comblée. Malgré la cinquantaine qui approchait, il pouvait se venter d’être aussi performant qu’à l’époque de nos fiançailles. Ou m’étais-je trompée?

Le choc me fit reculer d’un pas, l’électricité brulante se propageait de mes jointures jusqu’à chaque parcelle de mon derme pour aussitôt se dissiper. Troublée, je camouflais mon trouble d’un timide sourire.

« Rien, un choc, ce n’est probablement que de la statique… »

Tentais-je de me convaincre quand mon regard croisant le sien, je compris qu’il allait s’effondrer. Il s’affala au sol sans même que je puisse le retenir. La porcelaine de sa tasse volait en éclat et dans toute cette cacophonie, je n’entendais plus que sa voix. Je me jetais à ses côtés et m’agenouillais pour poser ma paume au centre de son thorax. Rien! Le contact ne le soulageait pas. Ce don, je l’ai, je le sais! Je l’ai vu opéré, malgré moi, des dizaines de fois et sans même que je le veuille. Alors pourquoi maintenant me faisait-il défaut? Il me fallait appeler l’ambulance. Son portable! Il devait l’avoir dans sa poche.

« Respire chéri… ça va aller! »

Tout mon corps se pétrifiait et je n’arrivais plus à garder le contrôle de ma respiration. Le halètement semblait engourdir ma langue et je n’arrivais plus à garder l’esprit alerte. Mon regard avide fixait ma femme qui tentait de m’aider, de je ne sais quelle façon. Elle voulait que je m’en sorte, je le ressentais, mais le souffle me coupait si douloureusement. Que se passait-il. Je ne comprenais rien. Mon bras vint tirer le rebord du chemisier de mon épouse pour l’attirer vers moi. Son visage se rapprochait du mien. Je ne pouvais pas la laisser partir sans un dernier baiser. « Je suis… désolé…Amanda.. » Dis-je en posant mes lèvres contre les siennes. Malheureusement, je n’arrivais pas à créer une pression contre les siennes que je perdis aussitôt la force qui m’aidait à me retenir. Je ressentais ma tête devenir complètement lourde pour s’écraser contre le sol. Mes yeux restaient ouvert et fixait le ciel. J’entendais les cris d’Amanda, mais de si loin. Comme si elle se retrouvait à l’autre bout de la plage. Doucement, je ne ressentais plus rien dans mes bras endolorie. Ni la pression sur mon cœur. C’était la fin. C’était comme ça que je mourrais.

WADE GARRETT CARPENTER
16 MAI 1969 – 22 OCTOBRE 2019

***

CARPENTER ASYLUM
LOS ANGELES 22 OCTOBRE 2019

Un cri strident percutait aussitôt mon ouïe. J’ouvre les yeux. Je lance un regard à ma montre. 21h37. Depuis combien de temps m’étais-je endormie ? Fallait croire que je bossais beaucoup trop. Ma femme Judith devait encore m’attendre à la maison, mais j’avais encore beaucoup à faire ici. En tant que PDG du plus réputé Hôpital psychiatrique de Los Angeles, je me devais de m’investir pleinement. Après tout, ce n’était pas tous les jours qu’on avait à faire avec des cas de psychiatries sévères… comme c’était le cas de mon ex-épouse Amanda Fenderson. Je me souvenais encore de ce soir. Cette pluie qui s’abattait sur le revers de ma voiture Deluxe. Le regard d’Amanda qui m’avait surprise avec mon assistante – aujourd’hui mon épouse. Comment un moment d’inattention avait pu causer un accident fatal, entrainant nos deux magnifiques filles dans une mort prématurée. On dirait que je continuais à rêver de leur visage. Je me souvenais de leurs odeurs, leurs sourires. Elles étaient mes princesses, mes anges…. Et Amanda me les avait enlevés. Je lui en voulais toujours – bien qu’elle préférait mettre leur mort sur ma faute. Je pourrais la détester et vouloir qu’elle soit morte à son tour, sauf que je ne pouvais pas. C’est pourquoi j’avais investi ma fortune dans l’ouverture d’un hôpital psychiatrique qui offrirait les meilleurs soins à Amanda. Le choc l’avait anéantie et ma responsabilité dans cette histoire ne pouvait pas me permettre de la laisser tomber. Aujourd’hui, il ne me restait que Finn et Kayden et j’avais fait le nécessaire pour ne plus jamais avoir d’autres enfants… je ne voulais pas repasser par un drame aussi lourd. Je n’arriverais pas à revivre pareil situation.

Je retire les lunettes du bout de mon nez et quitte mon bureau vers les chambres privés. Après avoir salué les gardiens, je m’arrête face à la chambre #2210. Celle d’Amanda. Je toque doucement à sa porte et l’ouvre. Elle était là. Assise sur son lit. Je lui souris. « Amanda. Je peux entrer ? » Demandais-je d’une faible voix.

Quelque chose ne tournait pas rond, rien ne me semblait vrai et la réalité me glissait entre les doigts. Mon mari s’éteignait devant mes yeux et rien que je ne puisse faire ne l’aiderait. Le vent marin se cristallisait et un froid glacial se saisissait de mon corps entier, me paralysait et m’empêchait d’aller trouver de l’aide. La vie quittait son corps et une douleur effarante me percutait de plein fouet. Incapable d’inspirer, recherchant mon souffle, ma vue se brouillait et les traits de Garrett disparaissaient. Dans un battement de paupière, le jour laissa sa place à la nuit. J'entendis un crissement de pneu, le bruit lointain des sirènes et la voix diffuse du personnel médical.

***

CARPENTER ASYLUM
LOS ANGELES 22 OCTOBRE 2019

Ce rêve me tira de mon sommeil comme la détonation d’un coup de fusil. Je me réveille dans cette chambre qui m’est étrangère. La tête dans un étau et la panique au ventre. Je cherche mon portable sur ma table de chevet. Le cadran indique 9h30. Où est Garrett? Quels jours sommes-nous? Bordel! C’est quoi cette merde? Ce n’est pas dans les habitudes des filles de faire la grâce matinée. Je vais être en retard au boulot! Pourquoi est-ce qu’il y a une chaise roulante à côté de mon lit? Qu’est-ce que je fais ici?

En faisant l’effort de me soulever, je me redresse sans la force de mouvoir le bas de mon corps. Mes jambes sont aussi lourdes que des briques, paralysées, absentes de toutes sensations. À l’instant même, un homme entrait dans la chambre. Mon mari!

« Garrett! »

Soufflais-je, à la fois rassurée de son arrivée et troublée par son apparence. Ses traits tirés et vieillis lui donnaient l’air d’avoir pris plus de 20 ans en une seule nuit. Depuis quand mon mari me demandait-il pour entrer dans notre chambre? Où l’était-ce? Mon cœur manquait un bond en constatant l’absence de nos alliances à sa main. J’essayais de reprendre contenance passant une main sur mon visage y découvrant à la fois les vestiges d’une large cicatrice traversant mon nez par ma joue jusqu’à ma mâchoire.

« Je… je suis un peu confuse ce matin. »

Avouais-je en frottant frénétiquement cette crevasse apparut de nulle part sur mon front. La peur m’envahissait, mais quelque part, j’entendais une petite voix me crier que rien de tout ça ne pouvait être réel.

« Tu as été porter les filles à la garderie? »

Ce sentiment ne me quittait jamais. Je ne m’endormais jamais sans une petite pensée pour la vie qui m’avait été arraché ce fameux soir. Le regard de Amanda face à tout le sang de nos enfants. Je me souvenais des nausées qui m’arrachaient à ma réalité, à cette sensation de mourir peu à peu… mais c’était il y a plusieurs années maintenant. Je ne devrais plus y penser – voir passer à autre chose, mais une partie de moi restait marquer.. à jamais. En toquant à la porte de mon ex-femme, j’eus cette petite moue faible. Je savais ce qu’elle endurait au sein de l’hôpital psychiatrique, mais jamais elle ne s’était remise de la tragédie. Nos filles.. c’était tout pour elle et malheureusement, elle n’arrivait plus à vivre sans… même près de 15-20 ans après. Lorsqu’Amanda dit mon nom, je lui souris. J’étais un peu mal à l’aise. Je savais ce que ça donnerait une fois près d’elle, mais je n’arrivais pas à agir autrement… de ne pas la voir, la rassurer, c’était impossible. J’avais souvent eu des disputes avec Judith à ce propos. Même que j’avais souvent été infidèle à ma femme aux côtés de mon ex-femme barge. Je m’installe sur le rebord du lit et lui souris. « Amanda. Tu sais ce qui est arrivée aux filles. Réfléchis.. » Je lui disais d’une voix douce. Elle réagissait toujours de la même manière. C’était pesant sur mes épaules, mais je n’arrivais pas à décrocher d’elle. J’étais le directeur de l’établissement et j’offrais le meilleur service à mon ex-femme. « Tu as bien dormis ? » Ajoutais-je en posant une main sur la sienne.

Mes sourcils se froncent à sa réponse. Qu’est-ce qui est arrivée aux filles? Mon cœur se sert, j’ai l’estomac qui se tord et même que la nausée me prend à la gorge. Pourtant, je me vois incapable de m’en souvenir. Le dernier souvenir qu’il me reste est diffus, trop lointain pour être palpable. Je demeure dans l’incompréhension et le questionne du regard, mes yeux rivés aux siens, dans l’espoir qu’il me livre quelques explications. La nervosité m’envahit et instinctivement, je m’accroche à sa main en caressant frénétiquement le revers. L’absence de son alliance me frappe aussitôt. Il a dû l’oublier! Garrett n’est pas le genre d’homme à oublier ce genre de détail. Il ne l’a pas perdu, Garrett ne perd jamais rien. Malgré l’angoisse, j’essaie de me résonner. À la fois, un sentiment étrange de normalité me console. Comme si, intérieurement j’acceptais cette absurde réalité.

« Je dors mieux quand tu es à mes côtés! Dans notre lit… »

Lui rappelais-je un brin aguicheur malgré la marée de questionnements dans laquelle je me noyais peu à peu. Ses pupilles me reflètent un certain malaise dont j’ignore l’origine et la retenue dont il fait preuve ne lui est guère familière. J’hésite à le questionner, une part de moi connait déjà les réponses, mais le déni dans lequel la maladie m’enfonce est plus fort que le reste. La folie et l’ignorance sont moins douloureuses que la réalité. Les souvenirs du passé reviennent peu à peu à la surface, mon rythme cardiaque s’emballe lentement et je revois Garrett qui me pousse dans un fauteuil roulant. Un flash me ramène dans ce long corridor humide et froid, je revois le sol, mes jambes plâtrées et mon bras gêné par une attelle. Je l’entends me demander une dernière fois tentée de me décourager d’aller leur faire mes adieux. J’avais insisté.

« Tu ne m’embrasses pas? »

Les yeux mouillés, je balaye ces inconfortables souvenirs pour brusquement revenir à l’instant présent. J’ai envie qu’il me rassure et de trouver dans une étreinte, le seul réconfort qui me garde en vie.

Au même instant, un homme en uniforme entre dans la chambre sans même s’annoncer. Avec la plus grande courtoisie, il se contente de brèves salutations avant de se prostrer au chevet du lit pour me tendre un verre d’eau et un gobelet de médicaments. Le défigurant avec nonchalance, j’acceptais mécaniquement les cachets.

« Heureux de vous voir Monsieur Carpenter, elle n’a pas arrêté de vous réclamer cette nuit… nous avons dût avoir recourt à une sédation. Mais je vois que ce matin vous êtes beaucoup plus calme Amanda! Je ne vous dérange pas plus longtemps, j’ai laissé une copie du rapport de cette semaine dans votre pigeonnier, Monsieur Carpenter. Passez le bonjour à votre femme de ma part! »

Je voyais l’incompréhension dans le regard d’Amanda et depuis son accident, cette folie passagère revenait constamment. Chaque nouvelle visite, chaque nouvelle conversation revenait toujours au même. Mon ex-femme était complètement dans les vapes, elle n’arrivait plus à garder un regard constant sur notre réalité et de la voir aliter et perdue comme cela me faisait mal au cœur. Je tenais à Judith – mon épouse et je savais pertinemment qu’elle éprouvait une certaine rancœur à ce que je continue à m’occuper d’Amanda comme je le faisais. C’était plus qu’un travail pour moi et même si je dirigeais l’hôpital, j’étais tout de même conscient que je portais une attention différence pour Amanda Fenderson que tous les autres patients. Réentendre ce genre de commentaire, comme quoi elle voudrait dormir à mes côtés me faisait mal. Je posais une main sur la sienne et lui souris doucement. « Tu sais que ce n’est plus possible Mandy-chérie… » Et ouais, je ne changeais pas avec ces petits surnoms affectifs. « Je ne préfère pas… tu te souviens ce qui est arrivé la dernière fois où nous nous sommes embrassés… » J’allais continuer ma phrase voyant qu’elle ne s’apprêtait pas à répondre lorsqu’un employé franchit le pas de la porte. Il nous saluait. Je laisse tomber la main de Amanda et sourit à l’employer. « Merci beaucoup, je lui passerais le bonjour. Bonne journée Howard. » Dis-je poliment en voyant la porte se refermer. Je me retourne vers elle, je voyais qu’elle était tracassée. « Ça va aller ? Prends tes médicaments, ça va t’aider… » Ajoutais-je en espérant ne pas la brusquer et qu’elle collabore.

Dans la confusion, des vagues de souvenir plus que réel frappaient mon esprit. Le temps n’arriverait jamais à apaiser les maux du passé. Chaque souvenir me frappait et ravivait à vif les cicatrices physiques et psychologiques de l’accident. Le déni me tenait en équilibre dans ce monde qui avait failli de réclamer mon existence en m’enlevant inopinément mes enfants.

Mon cœur battait douloureusement contre mes côtes, et, pendant quelques secondes, je devenais témoin de cette vie misérable dans laquelle j’étais confinée. La vieillesse marquait mes traits ainsi que ceux de mon ex-époux. Ces murs témoignaient de ma folie et aujourd’hui, je ne comptais plus les années qui me séparaient de la réalité. La frontière était mince entre ces deux mondes dans lesquels je vivais. À la moindre étincelle, le stress venait perturber ma perception du temps comme ma mémoire. S’en suivait aussitôt cet état d’amnésie instable, une vraie bombe à retardement, qui ne m’empêcherait pas, tôt où tard, de me ramener à l’instant présent. J’oscillais entre ces phases, alternant entre l’état de choc et le déni.

Je gobais ces calmants qu’on m’administrait sans vergogne. Le geste était devenu mécanique et, honnêtement, j’ignorais s’il s’agissait même vraiment de sédatif. Tel un automate, j’acceptais ces cachets sans plus me poser de questions.

Garrett faisait allusion au passé, à la raison pour laquelle il refusait de partager un baiser. Osant, à la fois, me nommer par mon surnom. Pouvait-il être plus évasif? Déjà confuse, j’ignorais comment interpréter sa réponse. Non, je ne me souvenais pas. Pourquoi ne pouvions-nous plus?

Un peu d’eau et, à sa demande, j’avalais la médication. Quand, tout d’un coup, une migraine fulgurante me prenait aux tempes. Je sentis une lourde charge oppresser mon poitrail alors que, simultanément, une forte détonation déchirait mes tympans. Pendant quelques courtes secondes, la noirceur vint nous engloutir et bientôt, je me réveillais en sursaut. Cherchant mon souffle, j’inspirais avec l’impression d’avoir la tête sous l’eau. L’air trouvait difficilement son chemin jusqu’à ma trachée et une douleur tranchante m’empêchait d’emplir pleinement mes poumons.

« Garrett… »

J’entendais l’approche de pas malgré le klaxon qui s’était coincé. Au travers du parebrise se dessinait l’image abstraite de ce qui m’apparaissait être l’écorce d’un arbre. Alors qu’une toux incontrôlable me prenait, je sentais la détresse de mon corps devenir imminente. Je manquais d’air, j’étouffais, je me noyais dans mon propre sang.

"Garrett... les filles..."

Je restais près d’Amanda, mon cœur continuait à se serrer face à la vue de celle que j’avais autrefois épousée. Je n’arrivais pas à me rappeler d’une vie où nous étions heureux, où nos filles étaient toujours en vie. Comment aurais-je pu penser continuer à vivre avec elle après qu’elle aille tuer nos perles. Bien que les années s’étaient passés et que d’un sens, je lui avais pardonné, je savais que son état psychologique n’avait jamais changé. Elle restait confuse et n’était tout simplement plus elle-même. Je ressentais une profonde tristesse à son égard. Je voulais l’aider, la rassurer, mais elle restait une autre personne que celle que j’avais connu. Amanda prit les médicaments que le médecin lui avait prescrits et je repris sa main que je caressais doucement. Lorsque qu’elle se mit à s’agiter brusquement, je grince des dents. Elle citait nos filles. Elle recommençait à divaguer. Je pose une main sur sa joue pour la caresser et l’aider à revenir à la réalité. « Mon cœur… les filles… elles sont mortes depuis … longtemps… tu te souviens… l’accident de voiture… » Lui soufflais-je doucement idée de ne pas la brusquer trop rapidement. Je soupire. Elle me faisait de la peine, de la voir dans toutes ses états encore. Je ressens alors à nouveau des maux de têtes assez douloureux. Je me lève, lâchant la main d’Amanda. « Ça va aller… » Et aussitôt, je perds pieds, je me mets à trembler de tout mon corps et tombe aussitôt, le rebord de ma tête percute le côté du lit et une immense marre de sang s’accentue doucement autour de mon corps.

MAGNOLIA LIGHT, ELVENDYR 1870

J’ouvre les yeux, je tourne la tête vers le côté du lit, personne. Je me redresse soudainement et passe une main sur mon visage encore endolori par le soleil. Étrangement, je ressentais un mal de crâne plutôt intense que je ne saurais expliquer. Doucement, je me dirige jusqu’à la salle de bain, passe un peu d’eau sur mon visage et quitte alors la chambre. Je cherche à travers la salle de thé, puis la cuisine, personne. Je vois alors la porte ouverte donnant à la terrasse. Je sors à l’extérieur et je vois ma femme café à la main. De notre manoir, on pouvait voir le grand village de Magnolia Light, la forêt et la montagne, tout était splendide et paradisiaque ici. Je pose un baiser sur la joue de Mandy et lui souris. « Bon Matin. Sérieusement, je n’arrive encore pas à croire que cette vie s’offre à nous. Le manoir, Elvendyr, tout est tellement… fabuleux, c’est digne d’un film, cette vie… » Parce qu’en épousant Amanda, j’avais également épousé ses origines. Découvrir qu’elle était un ange s’avérait la plus grande des surprises, puis tout s’était enchainé rapidement. J’avais visité sa dimension dès l’ouverture du portail l’an dernier et nous avions pris la décision de déménager à Magnolia Light – là où elle était née.