« Non mais sérieux quoi ! Qui dit encore des choses comme ça, en espérant que ça marche ? Tes yeux illuminent mon coeur … »

Leah éclata à nouveau de rire en secouant la tête, avant d’avaler une gorgée de gin tonic. Debout près du bar, parce qu’elle ne tenait pas en place et ne pouvait s’empêcher de se trémousser sur la musique, la rousse faisait face à Ara, assise sur son tabouret qui l’écoutait raconter la dernière tentative de drague dont elle avait fait l’objet, tout en sirotant sa propre boisson. Comme plusieurs verres avant ceux-là, elles ne les avaient pas payé. Hunter était là ce soir, et elles en descendaient assez pour s’en faire offrir plusieurs sans risquer le chiffre d’affaire du Devil’s Tail.
La jeune femme leva d’ailleurs son verre en direction de son ami qui passait derrière le bar pour le remercier avant de reporter son attention vers Ara, un grand sourire aux lèvres.

Après leurs cours de MMA, elles étaient passée chez elle pour se laver, manger un morceau et se préparer pour sortir. Elle était vêtue d’une robe noire au décolleté plongeant -que sa poitrine menue pouvait se permettre- et qui s’arrêtait assez haut pour qu’une fois associée aux talons vertigineux qu’elle portait, donne l’impression qu’elle gagnait 10 bons centimètres de jambes.
Ses longues mèches rousses étaient lâches, comme à son habitude, alors que ses yeux s’ornaient d’eyeliner et de mascara, et ses lèvres d’un rouge vif et mat. Parée pour faire tourner des têtes et peut être ne pas rentrer seule ce soir si l’envie lui en disait.

La musique changea tout à coup, et un cri strident et enthousiaste s’échappa des lèvres de la jeune femme.

« Oh j’adooOOOooore cette chanson ! »

Son corps commença à remuer en rythme avant même que son cerveau n’y réfléchisse. Malheureusement, sa conscience de l’espace devait être légèrement brouillée parce que son bras percuta celui de quelqu’un d’autre. Un point de contact qui stoppa tout le corps de Leah pendant quelques seconde, la bouche entrouverte et les yeux écarquillés.
Elle fit volte face, en s’excusant avant même d’avoir vu les dégâts qu’elle avait causé.

« Oh je suis vraiment désolée… Pardon ! »

En se mordant la lèvre inférieure, elle regarda la jeune femme brune qui lui faisait face, assise sur son tabouret de bar, le regard noir et l’air assassin. Du liquide coulait sur la main qui devait tenir son verre auparavant, et une tache humide ornait son haut. Manifestement, elle avait heurté le mauvais bras…

Désolée, Leah tenta un sourire et ouvrait la bouche pour s’excuser à nouveau lorsqu’une tempête lui tomba dessus. Elle resta debout et silencieuse, un peu déroutée par la violence de la colère que la jeune femme lui déversait dessus, manifestement mécontente de ce petit incident.

Blanche avait besoin de décompresser. Elle avait eu une journée particulièrement tendue, à devoir expliquer et réexpliquer à l'un de ses clients que non, si l'apprenti architecte considérait que l'attraction n'était pas suffisamment solide, ce n'est pas en envoyant un mail incendiaire à sa directrice que les plans allaient être acceptés. Non seulement cela l'avait épuisé, lui avait demandé une infinie patience, et rajouter un entretien d'une heure avec ledit employé pour lui expliquer qu'il avait effectivement raison et lui donner des conseils pour gérer les prochains jours qui s'annonçaient remplis de conflits pour lui. Mais en plus elle était tombée dans un embouteillage à la sortie de la ville, causé par un camion renversé, qui cherchait visiblement à esquiver une moto, sans succès jugeait blanche, vu l'état du deux roues.
Résultat des comptes elle était rentrée trop tard pour participer au raid hebdomadaire de sa guilde, et même trop tard pour aller tranquillement faire quelques longueurs à la piscine. L'architecte s'était donc naturellement rabattue vers la dernière destination de son carnet d'adresse à Reveal Down pour journée où rien ne va. Elle ne possédait pas réellement ce carnet, mais il ne contenait que trois lieux, donc ce n'était pas nécessaire : La piscine du Seaside Hotel, la pièce contenant son ordi et le Devil's Tail.

-Un whisky et un beau sourire, patron !

La femme d'affaire trainait depuis suffisamment longtemps à ce bar pour être reconnue par le tenancier, même si, à bien y réfléchir Hunter devait connaitre l'entièreté des habitants de la ville. Son verre lui fut servie rapidement, malgré l'affluence de la soirée. Blanche s'installa confortablement sur un des tabourets, à proximité du zinc mais surtout loin de la piste de dance. La musique omniprésente n'était pas vraiment à son gout, mais au moins cela décourageait les conversations importunes ce qui l'arrangeait particulièrement en cette soirée. Il y eu un changement de tempo, alors qu'elle venait de recommander. Une vague d'ovation provenant de la piste de danse accompagna le début de la nouvelle chanson Elle allait siroter tranquillement son dernier verre et puis s'écrouler nonchalamment dans son lit jusqu'au petit matin. C'était en tout cas ce que l'entrepreneuse avait prévue, avant qu'un glapissement juste à côté d'elle et un déhanchement beaucoup trop loin de la zone prévue à cet effet ne fasse atterrir le contenu de son nouveau verre directement sur sa tenue de soirée.
Elle resta interloquée quelques secondes, le temps que le liquide ambré glisse et goutte légèrement de son bras pendant que la pile flamboyante qui l'avait percutée ne se confonde en excuse. Son regard ne cilla pas à un seul instant. Elle posa lentement son verre et se leva, se retrouvant beaucoup trop proche de son interlocutrice pour ne pas avoir franchie sa zone de confort, aussi tenue soit-elle. Blanche imaginait bien prendre une bière et la fracasser pour en faire un tesson. Si jamais elle avait un autre sexe et qu'on était dans les années 70. Les blousons noirs contre les cuirs bruns, oui, cela aurait fait une belle scène dans un autre temps. Aujourd'hui la solution était plus bruyante et ne nécessitait plus de gâcher de la bière :

-Un bar c'est fait pour boire espèce de furie ! Vous pouvez pas regarder autour de vous avant de gigoter comme un asticot ?! Si les talons ne sont pas suffisant pour voir autour de vous prenez des échasses...

Son flot d'invectives continua crescendo, c'était puéril mais Blanche était à bout, elle voulait juste finir son verre et partir. Si l'autre rousse avait été capable de se retenir une dizaine de minutes, une simple dizaine de minutes, c'est quelqu'un d'autre qu'elle aurait percuté et l'architecte serait dans son lit...
Sa logorrhée continuait de manière presque mécanique. Elle n'insultait plus vraiment la personne devant elle, mais plutôt chaque grain de sable qui avait gâché sa journée. Tant pis pour elle, mauvais endroit, mauvais moment. Elle fut stoppée par une main posée sur son bras, et il lui fallut quelques instant pour comprendre qu'on lui adressais la parole.

N’est pas Cyrano qui veut ! Ara riait à gorge déployée en écoutant son amie lui raconter ses derniers déboires de séduction. Loin étaient les jours où l’on courtisait son aimée par sa belle présentation et son sérieux ; maintenant c’était des brise-glace familier à l’emporte-pièce diffusés au plus grand nombre. Qualité versus quantité. Hé, après tout, il suffisait que cela marche une fois n’est-ce pas ? Ne disait-on pas de la persévérance qu’elle est mère de vertue ?

— Ta mère était voleuse ? Elle a dû voler toutes les étoiles pour les mettre dans tes yeux.

Ara se mit à rire de plus belle une fois sa tirade délivrée d’une voix exagérément sensuelle accompagné en papillonnant des yeux. C’était un miracle qu’elle ait réussi à sortir une phrase complète ! C’était tellement risible ! Pouvait-elle vraiment blâmer les téméraires qui se lançaient à l’assaut ? Leah était indubitablement à croquer dans sa petite robe noire, ses lèvres rouge une invitation irrésistible au baiser, à relever le défi. Les Don Juan de RevealDown finiraient par se lasser, comme ils l'avaient fait avec elle. On dira ce que l’on voudra du sale caractère d’Ara, mais Leah n’y allait pas de main morte non plus quand il s’agissait de repousser des prétendants indésirables !

Les deux femmes faisaient maintenant une pause au bar. Leah avait une énergie débordante — celle de la jeunesse ? — mais Ara avait besoin de pauses régulières pour soulager ses pieds endoloris. Leah l’avait convaincue de porter ses nouveaux escarpins rouges vertigineux, soit disant qu’elle ne pouvait pas mettre des basquettes avec son pantalon en simili cuir. A savoir qu’elle avait usé du même argument concernant son haut, désormais un débardeur noir en soie et en dentelle qu’Ara aurait pu juré être une nuisette ; ses cheveux, une belle queue de cheval haute aux boucles retravaillées ; et son maquillage, un smoky eye très sombre pour encadrer ses yeux et une couche de gloss brillant qui résistait remarquablement bien jusque là. Bref, la rousse était retombée en enfance ce soir et avait confondu Ara avec sa poupée. Le résultat était très réussi, même Ara se devait de l’admettre.

Chose rare s’il en est, Ara était parfaitement bien à ce moment précis. Pas un nuage à l’horizon. Le cours de MMA l’avait libérée de ses tensions et frustrations et, outre la béatitude des sportifs, l’alcool commençait à produire ses effets. Ara avait été jusque là un tantinet plus raisonnable que Leah, qui aurait peiné à compter le nombre de verres bus sur les doigts d’une main, mais pour être parfaitement honnêtes, les deux femmes avaient déjà commencé à picoler au WWF.

Bien sûr, comme toutes les bonnes choses ont une fin, c’est là que la situation dérapa drastiquement.

Leah se trémoussait au rythme entraînant de la musique, visiblement pressée de rejoindre la piste de danse. Et voilà cette chanson qu’elle adooOooorait… Un coup de coude est si vite parti. En soit, l’incident était relativement classique, dans un bar où, déjà à cette heure, la majorité du sol était maculé et collant d’alcools en tout genre. La réponse, par contre, fût nettement disproportionnée. Alors que Leah s’excusait platement, l’éclaboussée mécontente se leva et s’avança dangereusement vers Leah. La folle furibonde se mit à fulminer furieusement, à débiter un flot de fiel aussi rapide et bruyant qu’un geyser.

Passé la surprise et le choc vint la rage. Ara en avait entendu bien assez. Qu’on la fasse taire ! Elle se dressa tout d’un coup et attrapa de sa main droite une pleine poignée de glaçons derrière le bar.

— Tu permets ? demanda-t-elle sommairement à Leah.

Question purement rhétorique. Elle prit tout juste la peine d’écarter Leah de sa trajectoire avant d'agripper solidement le bras de sa future victime et de lui flanquer la poignée de glaçon dans la bouche gueularde entrouverte. Une partie vint se répandre sur et sous sa blouse, mais qu’importe, c’était largement suffisant pour lui rafraichir les idées. Profitant de l’impact, Ara bloqua la furibonde dos contre le bar, une main sur sa bouche et l’autre toujours solidement ancrée sur son bras, désormais alambiqué dans une position, si encore humainement viable, du moins fort inconfortable.

Ce n’était pas tout. Ara pouvait sentir les glaçons qui commençaient déjà à fondre et couler dans la gorge de sa prisonnière. Non, c'était trop simple. Le liquide ne dépasserait pas l’épiglotte. Il n’y avait plus qu’à espérer que la sotte avait pris une bonne inspiration, parce qu’elle était partie pour une belle leçon d’apnée. Incapable de déglutir. Incapable de recracher.

— Voilà ce que je te propose.

Ara marqua une pause. Elle parlait très lentement, le rythme de son élocution rendu d’autant plus tragique par l’urgence respiratoire dans laquelle se trouverait bientôt son obligée. Sa voix avait perdu au moins deux octaves et semblait vibrer de rage. Son regard menaçant, rendu plus sombre encore par le maquillage, brillait de la lueur malfaisante de ceux qui en ont déjà trop fait.

—  Je vais te relâcher. Nous allons prendre une GRANDE inspiration, et tu vas t’excuser sincèrement auprès de mon amie. Ensuite, nous remplacerons avec plaisir le verre que tu as perdu, et tu traceras gracieusement ta route. Entendu ?

Malgré ses paroles, sa poigne demeurait toujours aussi sévère.

 
Une fois le choc passé, Leah avait quelque peu cesser d’écouter la brunette face à elle. Le flot de paroles était si rapide et fourni, qu’avec la musique ambiante elle n’en percevait pas la moitié. Pourtant, ce n’était pas faute de donner de la voix contre elle. La rousse observait l’enragée continuer sa cascade furieuse à son encontre avec une certaine fascination, mêlée d’indifférence. Elle s’était excusée, et son erreur bien que malheureuse ne valait certainement pas un tel déferlement de haine, aussi laissait-elle couler. Cette pauvre coincée dans son tailleur en avait manifestement bien besoin.

Malheureusement pour cette dernière, sa journée était sur le point d’empirer, car Ara n’avait définitivement pas la même patience que Leah, ni sa diplomatie.
Emportée qu’elle était par le flot de parole déversée contre elle, la rousse sursauta presque en entendant la voie de son amie à son oreille alors qu’elle se faisait pousser sur le côté.
Ce qui arriva ensuite se passa si rapidement qu’elle n’eut pas le temps d’en placer une.

Pas avant qu’Ara n’enfourne une poignée de ce qu’il lui semblait être des glaçons dans la bouche grande ouverte de la brune, stoppant par la même occasion sa logorrhée sous les yeux écarquillés de Leah.
Pas avant non plus que la maitre-nageuse n’ait bloquée son « agresseuse » contre le bar, le bras dans une position très très inconfortable, le tout en la menaçant - pardon, en lui expliquant la marche à suivre pour la suite des évènements.

Ce sont les paroles de son amie -et peut être aussi la couleur changeant du visage de la brune- qui sortirent Leah de son hébétement devant les événements et la firent réagir.

« D’aaaaaaccord. C’est bon chérie, je pense qu’elle a compris. »

Doucement, elle avança pour poser une main légère sur le bras d’Ara, recevant sans broncher son regard noir qui l’aurait probablement tué sur place si elle avait été une créature légendaire. Comme si elle s’adressait à un animal dangereux et blessé, Leah prit une voix douce, cajoleuse, un sourire sur les lèvres.

« Eh, je vais bien d’accord ? Je crois qu’elle a compris maintenant. Et puis… »

Elle accentua son sourire, tirant doucement sur le bras d’Ara pour qu’elle lâche la jeune femme.

« J’aimerais éviter qu’Hunter nous mette dehors… On pourra pas boire à l’oeil dans beaucoup d’autre bar ! »

Elle lâcha un petit rire, essayant de détendre l’atmosphère, et continua de tirer son amie à elle. Grand heureusement, Ara venait de finir par lâcher la brune qui avala goulument l’eau d’abord, puis de grandes bouffées d’air.
Et avant même que quiconque puisse à nouveau parler, la rousse leva la main, faisant signe à la barmaid avec un sourire.

« La même chose que précédemment pour la jeune femme. »

Pause.

« Et pareil pour nous s’il te plait. »

Puis elle se tourna vers la brune, la regarda un instant puis sourit doucement.

« Ecoutez je me suis déjà excusée, c’était un bête accident. Je suis pas sûre que ça nécessitait une telle scène, que ce soit de votre côté ou du nôtre. »

Elle lança un regard appuyé à Ara, puis secoua doucement la tête. Elle reporta les yeux sur la brunette et accentua son sourire.

« Vous n’avez qu’à vous joindre à nous, et plutôt nous dire contre qui vous aviez tant besoin de crier ? Parce que je doute que toute cette colère m’était seulement destinée ! »

Son ton se fit taquin.

« Ou alors vous aviez vraiment, vraiment besoin de ce verre. »

Bon certes c’était quitte ou double. Alors qu’elle venait de se faire agresser par Ara (seulement en réponse de son agression à son encontre il fallait le noter), ce n’était pas vraiment sûr qu’elle soit partante pour rester avec elles. Mais après tout, elles n’avaient rien à perdre. Soit la jeune femme partait comme une furie et ça resterait une drôle d’histoire entre la maitre-nageuse et elle, soit elle acceptait sa proposition et alors peut être qu’elles pourraient en savoir un peu plus sur cette femme.
Tentant le tout pour le tout, Leah lui tendit la main alors que leurs verres venaient d’arriver.

« Je m’appelle Leah, enchantée. »

Elle hésita un instant, une plaisanterie sur le fait qu’elle pouvait continuer de l’appeler « furie » si elle préférait, mais elle se tût. Peut être était-ce encore un peu tôt…

Boum.

Son cœur cogna à sa poitrine. Douloureusement. Son champ de vision commençait déjà à rétrécir, une tache sombre masquant les coins et encadrant le corps qui avait fait irruption devant Blanche. Elle ne put s’empêcher de remarquer le travail d’artiste qui avait été fait sur ce visage.

Boum.

La tâche s’accentua en même temps que la douleur dans son dos. Étonnant comment sa carcasse, privée de sa ressource principale, décuplait ses messages. L’architecte percevait le rebord du bar qui faisait levier sur sa chute de reins, la poigne appuyée qui bloquait son bras et qui la poussait vers le haut, les quelques glaçons déjà fondus sur sa peau, la callosité de la main qui lui comprimait la mâchoire et l’empêchait de déglutir.

Boum.

Les formes devenaient floues, elle ne doutait pas qu’une trace sur son maquillage marquait le chemin de quelques larmes. Blanche n’entendait plus qu’un brouhaha indistinct et les paroles froides de sa geôlière aux glaçons, elle ne voyait presque plus rien, sentait bien qu’elle allait tomber d’une seconde à l’autre dans l’inconscience et elle avait chaud, si chaud...

Boum.

Une coulée, une déglutition et une aspiration douloureuse qui la fit tousser.

— Je... Je suis dés...

Une autre quinte de toux l’emporta avant que la petite rousse, toujours aussi énergique ne prenne la parole. La grande femme en profita pour récupérer un rythme cardiaque normal ainsi qu’une respiration continue. Elle se rendit compte que vu où elles étaient placées, peu de gens avaient du les observer. La carrure de son dos appuyé au comptoir ayant sans doute obstrué la scène.

— Je vous prie de m’excuser, c’était disproportionné... elle leva les yeux vers la brune qui l’avait quasiment étouffée et termina, de ma part.

Devant la proposition de la danseuse survoltée, Blanche recomposa son sourire de façade et adopta une pose ouverte. Elle avait l’habitude d’effacer toute hostilité de son attitude et dans ses gestes quand elle se concentrait sur des sujets vraiment importants pour certains clients, mais la elle se contentait simplement de prendre le verre tendu et de se joindre à la conversation. Pas de nécessité pour le langage non verbal avec des inconnues dans un bar.

— Bien sûr que non je n’avais pas tant besoin de ce double, mais merci.

Cette remarque la fit quand même réfléchir. Après tout elle passait beaucoup de temps au bar, et elle avait déjà rencontré bon nombre de personnes qui affirmaient haut et fort ne pas avoir de problème avec l’alcool alors qu’ils recommandaient une bière. Elle devrait peut-être en parler à quelqu’un, mais pas ce soir, pas toutes les émotions d’un coup.

— Non, j’ai eu une journée éprouvante, dans le style de celle où l’on doit prouver qu’on est compétente, qu’on délègue en connaissance de cause et pas par flemme et ce genre de stupidité. À bien y réfléchir, je pense même que j’aurais gagné facilement une heure de discussion si cette paire était située plus bas, dit-elle en désignant vaguement son décolleté qui avait fini par sécher.

Combien de temps la brune l’avait-elle maintenue ? Elle tourna la tête vers son ex-tortionnaire et remarqua alors seulement ces yeux. Mon Dieu ! Elle ne saurait expliquer pourquoi, mais ils la captivaient. Une chance que Leah, car c’était visiblement comme ça qu'elle se prénommait, lui tendit un salut, ce qui lui permit de détourner son attention. Elle attrapa donc la pogne tendue, avec son bras qui devait sentir le whisky. Sa main était douce et étonnamment fraiche au touché.

— Je m’appelle Blanche, enchantée. Et avant que vous posiez la question, oui j’écorche moi même ce nom, apparemment c’est du français. Ma mère voulait faire référence au pays d’origine de mon père, je crois, quelque chose en rapport avec la crique d’azur... Bref, vous venez souvent ici ?

Elle lut vaguement de la malice dans le regard de la rouquine, mais vu ses tentatives pour apaiser la situation, cela ne devait pas être bien méchant. Blanche poursuivit donc la conversation et paya une seconde tournée de verre. Finalement, elle allait peut-être rentrer plus tard que prévu. Elle prononça, plus pour elle-même que pour ses interlocutrices :

— Avec de la chance, en buvant suffisamment, au moins j’éviterais les cauchemars cette nuit...

« D’aaaaaaccord. C’est bon chérie, je pense qu’elle a compris. »  

La main de Leah venait de se poser doucement sur son bras. Ara lui lança un regard assassin, sans desserrer d’un cheveu sa prise sur la pauvre brunette. Elle était occupée, merde ! La frénésie qui brûlait dans ses iris, un vieux reliquat de temps passés, aurait été suffisante pour faire reculer n’importe qui, mais bien sûr, pas Leah.

« Eh, je vais bien d’accord ? Je crois qu’elle a compris maintenant. Et puis… J’aimerais éviter qu’Hunter nous mette dehors… On pourra pas boire à l’oeil dans beaucoup d’autre bar ! »

Bien sûr qu’elle allait bien, allons ! Comme si elle aurait laissé quoi que ce soit lui arriver ! Quant à avoir compris… Certes, le message avait été énoncé clairement, et elle sentait bien le cœur de sa victime battre erratiquement. C’était peut-être assez. Faute de réussir à infléchir sa poigne, Leah l’avait tout du moins ramenée à la réalité et lui avait fait perdre le fil de sa magie. Ara finit par lâcher et, entraînée par son amie, recula hors de portée.

L’ex-déchaînée, désormais bien calmée, reprit péniblement son souffle et s’empressa de s’excuser platement. Ara soutint son regard sévèrement, sans broncher, à la mention du concept de “disproportion”. Qu’elle ne se plaigne pas, elle avait eu de la chance que Leah intervienne.

Leah, de son côté, faisait tout son cinéma : riant, parlant abondamment, essayant d’arrondir des angles qui, si vous aviez demandé l’avis de la sirène, étaient bien mieux droits et coupants. La rousse prit l’initiative bienvenue de commander une nouvelle tournée. Très bien, que l’autre prenne son verre et se casse, histoire qu’elles puissent reprendre leur soirée tranquillement… Ce ne fût pas la tournure que prirent les évènements. Ara lança un regard horrifié à Leah en l’entendant inviter Machine à les rejoindre. Et celle-ci accepta, Ô horreur ! N’en avait-elle pas fait assez ? Ne pouvait-elle pas prendre son verre et s’effacer définitivement, pour de préférence ne jamais remettre pied dans ce bar ?

Malheureusement, c’était fait. Il ne servait à rien de négocier, Ara n’en avait que trop conscience ; aussi se contenta-t-elle de rejoindre le tabouret qu’elle avait délaissé quelques instants plus tôt. Leah était entre elles, parfait. Elle fit tout de même l’effort de se tourner légèrement vers elles, plutôt que de faire face au bar, signifiant à peine qu’elle faisait partie du groupe. Ara vida cul sec son verre précédant (tout de même toujours rempli à moitié) avant de s’emparer du nouveau. Si elles allaient faire de l’assistanat, elle allait avoir besoin de ça, et pronto. Elle adopta par la suite la position la plus fermée qui soit, un coude sur le bar soutenant sa tête ennuyée, son verre dans l’autre, les jambes croisés. Même ses escarpins rouges, remuant dans le vide, transmettait l’agacement et l’impatience.

Les deux jeunes femmes échangèrent des courtoisies. Leah, Blanche, Blanche, Leah. Evidemment, d’humour désormais très peu courtoise, Ara ne daigna pas nécessaire d’étendre ces présentations. Blanche, gnagnagna France, prénom étranger, lalala… Regardez moi, je fais mon intéressante.

— Et moi qui croyais être le cauchemar.

Ara s'était exprimée d'un ton sarcastique au dernier degré, pas nécessairement beaucoup plus chaleureux que celui utilisé plus tôt. C'était preuve qu'elle écoutait tout de même. Qui sait pourquoi elle s'était sentie obligée d'intervenir, peut-être parce qu'elle faisait la même chose, peut-être parce que sa soirée était foutue quoi qu'il arrive.

 
La réaction, certes disproportionnée et violente, d’Ara avait au mois l’eu l’avantage de réduire la brunette au silence très rapidement et la rendre particulièrement coopérative. 
Cette dernière se lança donc dans des réponses à ses multiples questions, dans un comportement diamétralement opposé au précédent. Un tantinet bipolaire tout cela.

— Non, j’ai eu une journée éprouvante, dans le style de celle où l’on doit prouver qu’on est compétente, qu’on délègue en connaissance de cause et pas par flemme et ce genre de stupidité. À bien y réfléchir, je pense même que j’aurais gagné facilement une heure de discussion si cette paire était située plus bas

Compatissante, Leah hocha la tête en grimaçant.

« Oui, ça, on est toutes passées par là je pense… »

Quoiqu’on en dise, la misogynie et le machisme étaient encore grandement présents, particulièrement dans le monde professionnel où ces messieurs semblaient avoir un vrai soucis avec le fait de devoir admettre qu’une femme pouvait être aussi compétente et parfois même meilleure qu’eux.

La brunette lui serra la main et se présenta à son tour. Blanche donc. C’était joli. Avec un sourire, elle hocha la tête et répéta le prénom de la jeune femme en tentant de faire appel à ses souvenirs de cours de français.

« Blanche. Cela veut dire « white » non ? »

La mauvaise volonté criante pourtant affichée silencieusement d’Ara donnait à la rousse une forte envie de rire. Mais c’est lorsqu’elle daigna parler à nouveau que Leah éclata de rire.

« Oh crois-moi chérie, tu donnes déjà assez de cauchemars à assez de monde comme ça. Tu peux prendre quelques jours de repos ! »

Un sourire malicieux plus tard, elle se tourna à nouveau vers Blanche, tendant la main vers la maitre nageuse.

« Pour combler ses mauvaises manières, je me permets d’intervenir. Voici Ara. »

Un lueur taquine et mutine illumina alors le regards clair de Leah alors qu’elle continuait, l’air de rien.

« Elle adore les chats, la mer et taper sur les gens. Et quand elle pense que personne ne la regarde, elle est gentille, chaleureuse et pleure devant des Disney. »

Leah porta son verre à sa bouche, tentant de dissimuler son sourire grandissant et un éclat de rire naissant en voyant le regard de Blanche se diriger vers une Ara quelque peu outrée par sa présentation.

La conversation allait bon train dans le bar, même si Blanche avait la nette impression que certaines personnes mettaient plus d’effort dans cette interaction que d’autres. Elle ne pouvait pas franchement en vouloir à la troisième interlocutrice de laisser l’échange se transformer en dialogue. Après tout n’eut été le sentiment de culpabilité que ressentait l’architecte par rapport à son emportement disproportionné, elle aussi aurait certainement fait la tête après le genre d’évènement qu’elles venaient de vivre.
Enfin non, ce n’était pas tout à fait vrai, elle aurait sans doute fait un autre esclandre spectaculaire pour partir comme une princesse, afin rejoindre promptement sa royale couche.


D’ailleurs, bien que ce fut son plan initial. La volonté de la jeune rousse à réparer les pots cassés, et surtout les whiskys gâchés incitait la femme aigrie à rester papoter par plaisir, bien plus qu’elle n’aurait osé l’admettre, surtout en public. Saisissant au vol la participation inespérée, et avec l’aval du rire franc de Leah, Blanche se permit d’ajouter :

— Vu mon état après avoir haussé le ton, je n’ose imaginer celui des personnes aux mains baladeuses qui ont le malheur d’évoluer trop près... d’elle.


C’est à ce moment que l’architecte se rendit compte qu’elle n’avait pas encore perçu le prénom de son agresseuse qui sirotait maussadement son second martini. Avant que ça ne puisse s’avérer gênant, la danseuse survoltée fit les présentations, de façon beaucoup trop enjouée pour ne pas être une plaisanterie privée entre elles. Blanche s’attendait même à ce que le sang de la dénommée Ara ne fasse qu’un tour, et que sa colère la prenne de nouveau pour cible. Car bien entendu, vu son comportement chevaleresque un peu plus tôt, l’architecte sentait que Leah ne serait jamais responsable aux yeux de son ami.


Mais lorsqu’elle se tourna vers les prunelles d’Ara, et après un très bref instant de subjugation qu’elle ne s’expliquait toujours pas, Blanche se retrouva face à un visage coi. Aussi calme qu'un lac de minuit sans la moindre vaguelette. La combattante ne semblait ni choquée, ni surprise par la désinvolture de la présentation. Pour autant aucun rictus n'éclosait sur son visage, elle n'avait clairement pas trouvé ça amusant. L’architecte pensait que les deux amies se connaissaient bien, mais; soit c’était une première, soit...
Et bien il y a des personnes qui, même après des années continueront toujours de nous étonner.


Afin de ne pas laisser le silence devenir trop gênant, Blanche prit la parole :

— J’adore aussi la mer... Je peux passer des heures à nager en oubliant tout le reste. Même si les baigneurs du coin ont tendance à faire n’importe quoi. Et tout humain normalement constitué pleure devant la mort de Mufasa. C’est un traumatisme d’enfance dont peu de personnes guérissent totalement.


Sentant le ridicule de sa dernière phrase, elle finit son verre et recommanda une tournée pour trois.