— Et là, il me dit « chillax bro ».

Jab. Crochet. Kick. Arrière.

— Je te jure, il m’a sérieusement répondu « CHILLAX BRO » !

Recommence. Jab. AIE trop fort ! Ara laissa échapper un petit geignement de douleur. Crochet. Kick. Vraiment pas très bien exécutée cette combinaison. Arrière. Ara recula d’un pas de plus, massant un instant son poignet endolori. Elle avait encore du mal à maîtriser la puissance de ses coups…

— J’ai failli lui faire manger sa planche.

Ce n’était pas la première fois que Leah entendait ce genre d’allégations. Ara n’était pas exactement connue pour sa patience, son écoute ou sa compréhension. Poseidon beach était son domaine, les surfeurs et autres baigneurs étaient ses invités et cette invitation pouvait se voir révoquée à la première infraction avec un bon coup de pied au cul. Tout le monde était au courant. Son supérieur fermait gentiment les yeux sur l’intransigeance d’Ara et avait même enterré les quelques plaintes de ceux qui avaient été suffisamment téméraires pour oser venir cafarder. Que voulez-vous, c’était sa meilleure nageuse. Quand elle était en service, il pouvait dormir sur ses deux oreilles sans avoir peur qu’on l’appelle pour un noyer ou un accident.

A l’attaque ! Jab. Crochet. Kick. Arrière. Ara commençait sérieusement à fatiguer. Bis repetita. Ses mouvements devenaient moins précis, plus lents et désordonnés. Elle finissait toujours les deux heures de MMA complètement rincée. Coach Brunt utilisait les vingt dernières minutes du cours pour leur faire travailler et répéter de nouvelles combinaisons en binôme, dix minutes par personne. C’était vraiment là que les deux amies se retrouvaient. Leah avait eu la meilleure idée du monde en initiant Ara au MMA. Ara vidait son sac en frappant au diapason de son agacement, elle prenait une bonne suée et semblait laisser derrière elle toutes les émotions négatives qui l'habitait d’ordinaire.

En seulement quelques mois, Leah l’avait véritablement apprivoisée. Elle était passée au-dessus des douves et au-delà des murs qu’Ara avait érigé contre le monde extérieur. Peu importe combien de temps ça durerait, la sirène était reconnaissante d’avoir une amie sur qui s’appuyer avec tout ce qui se passait en ce moment… Si seulement elle pouvait lui dire, vraiment lui raconter…

Coach Brunt sonna la fin de la séance. Ara poussa un long soupir de soulagement et s’étira de tout son long tel un des félins qu’elle appréciait tant.

— Petite douche et on file ?

- Et là, il me dit « chillax bro ».

Leah écarquilla légèrement les yeux, parant les coups lancés par sa partenaire avec des mouvements fluides et rapides, son esprit surtout concentré sur ce que lui racontait Ara. En effet, elle connaissait déjà les enchaînements vus aujourd’hui, et même si cela restait du sport et une revisite bienvenue, elle laissait donc à Ara le soin de s’exercer complètement et souvent en dernier. En effet, laisser à son amie les dernières dix minutes à taper rendait souvent le reste de la soirée beaucoup plus agréable pour Leah.
Une fois l’enchainement finis, la brunette continua sur sa lancée coléreuse, et s’en fut trop pour la jeune femme qui éclata d’un rire étouffé. L’indignation d’Ara face à l’insolence de ce surfeur un peu trop ambitieux et amical envers elle était tout bonnement irrésistible. Et ce fut encore pire lorsqu’elle continua, déversant sa colère autant dans ses paroles imaginatives que ses coups d’une force assez surprenante pour son gabarit.

Le ton taquin, et les lèvres remuant d’un rire contenu mais encore bien présent, Leah répondit tout de même.

« Lui faire manger sa planche ? Vraiment ? Cela aurait été un sacré exploit biologique si tu avais réussi sans casser ladite planche. »

Sa boutade lui valut un regard noir et un enchainement plus rapide, qu’elle para avec un grand sourire. Puis elles se re-concentrèrent quelques instants, leurs mouvements de plus en plus saccadés et lourds par la fatigue. Il était temps que le cours s’arrête. Deux heures de MMA c’était intense, et heureusement que ce n’était que deux fois par semaine. Déjà qu’elle avait du mal à bouger et à marcher à la suite des cours…
Enfin, le triple coup de sifflet salvateur résonna dans toute la salle alors que Coach Brunt donnait de la voix dans ses habituelles recommandations de fin de séance. Beaucoup boire, s’étirer, etc…
Leah n’écoutait déjà plus. Elle aurait probablement pu réciter cette petite diatribe dans son sommeil si elle l’avait voulu.
Au lieu de ça, elle imita son amie dans un mouvement toutefois bien moins souple et sexy, puis hocha la tête.

« Douche et on file. »

Alors que les filles de leur cours s’engageaient toutes avec elle vers le vestiaire, les prunelles bleus-grises de la jeune femme trouvèrent celles de son amie.

« Que veux-tu faire ce soir ? Hunter est de service, on pourrait donc aller à son bar et profiter de tout plein de verres gratuits ! »

Un grand sourire chenapan illumina son visage tandis qu’elle regardait l’effet de sa proposition sur le visage d'Ara. Bien que cela ne fasse que quelques mois qu’elles se fréquentaient, les deux jeunes femmes avaient déjà leurs habitudes, et il n’était pas rare qu’elles se retrouvent pour toute sorte d’activité, qui impliquaient très souvent de la musique, de l’alcool et de la danse.
Malgré son côté brusque, acariâtre et particulièrement froid, Ara avait tout de suite plu à Leah qui s’était fait une mission que de se faire apprécier en retour. Le défi sans doute.
La rousse avait d’ailleurs été grandement surprise de la personnalité qu’elle avait finit par entrevoir sous cette épaisse (très épaisse) couche de sarcasme, ironie, piques et autres répliques aussi imagées que violentes. Ara la faisait beaucoup rire, mais s’avérait aussi être pleine d’esprit, furieusement intelligente, particulièrement gentille à son égard si elle s’en donnait la peine, et … elle adorait les chats ! Une découverte qui avait mené la jeune femme à élire la maitre nageuse (plus ou moins sans son accord d’ailleurs) famille d’accueil officielle de tous les chats et chatons orphelins ou malades, qui nécessitaient des soins particuliers.
Autant dire qu’avec tout cela, il n’était pas étonnant qu’Ara se retrouve actuellement avec 9 chats à son nom dans son petit appartement, dont presque la moitié portait des noms tirés des dessins animés Disney. Au grand damn de leur nouvelle propriétaire d'ailleurs...

Ara gratifia son amie d’un regard noir. Elle avait le coeur battant et le souffle court, aussi se retint-elle d’une réponse sarcastique sur l'élasticité du corps humain. Sous ses airs faussements offensés, Ara aimait entendre son amie rire — même à son insue. Le rire de Leah était enrobé d’une de ces magies anciennes qui soigne les coeurs en peine et réchauffe les coeurs de glace. C’est en partie ce qu’Ara venait chercher quand elle livrait ses aventures terrestres, assaisonnés d’un soupçon d’exagération, à la belle rousse. Le cours de MMA était un bon moyen d’apprendre à faire face à l’adversité, de se défouler, mais c’était avant tout un prétexte pour se voir régulièrement et passer du temps ensemble. La fin du cours ne sonnait que le début de leur soirée ensemble.

Leah proposa une soirée au bar. La perspective de boire, trop et à l’oeil, était alléchante. Certes, ces temps-ci, il était possible d’arguer que c’était quasiment son quotidien. Depuis que la faille vers Elvendyr s’était rouverte, sa consommation moyenne en semaine avait significativement augmenté. Ce n’était pas suffisant pour être alarmant mais c’était bien un symptôme de l’anxiété qui la rongeait.

— C’est tentant. Ara s’interrompit un instant pour peser ses options. Ses responsabilités l’emporteraient pour cette fois. Mais pas ce soir. Il y a une excursion de classe demain matin à Poseidon beach, je dois me préserver un peu. Je ne me sens pas d’affronter la horde de gobelins avec des courbatures ET une gueule de bois.

Elle secoua la tête d’un air de désapprobation qui valait son pesant d’or. Les enfants de nos jours n’étaient vraiment plus ce qu’ils étaient. Certes, ceux qu’elle avait eu en en son temps avaient bien sûr fait plus que leur compte de méfaits et autres espiègleries, mais un non ferme avait toujours été un non. Les accompagnateurs semblaient aujourd’hui avoir bien peu de contrôle sur leurs morveux. Lors de la dernière excursion, elle avait eu bien à faire, entre celui qui s’était ouvert avec un bout de verre trouvé je ne sais où, celui qui avait essayé de manger une méduse échouée — une méduse ! — et les multiples batailles de sable. Leah avait eu droit à un récit salé des évènements.

Ara vida sa gourde d’un trait en se dirigeant avec Leah vers les vestiaires. Elle commençait à se sentir légèrement déshydraté. Un regard nonchalant à ses deux montres lui apprit qu’elle avait encore une heure et demi avant la trempette obligatoire. La douche lui apporterait un tantinet plus de répit mais s’immerger restait la solution de choix. For heureusement, Leah avait chez elle la solution à ce problème.

— Par contre, ton jacuzzi me tend les bras. Une fois n’est pas coutume, que dirais-tu d’une petite soirée tranquille chez toi ? En plus, je pourrai récupérer… Ara laissa échapper un soupir d’authentique désolation. Duchesse. Qu’elle retrouve un peu ses garnements avant qu’ils ne soient adoptés.

Duchesse était une des protégées que Leah avait confiée aux soins généreux d’Ara. Une très jeune siamoise, gestante jusqu’aux yeux, que l’on avait jetée à la rue et qui s’était retrouvée avec une patte fracturée. Elle avait donné naissance à trois petites boules de poil que Leah, fidèle à elle-même, avait bien sûr surnommé Berlioz, Toulouse et Marie. Ara avait protesté avec véhémence à l’époque mais c’était un combat qu’elle avait perdu. Maintenant que la jeune chatte avait fini de sevrer ses petits, elle venait de faire un petit séjour d’une semaine au WWF pour se faire enlever les broches dans sa patte et la stérilisation de rigueur.

« C’est tentant »

Avec un sourire en coin, Leah observa le choix se faire sur le visage de son amie, attendant sagement sa décision. Après tout, si ce n’était pas ce soir, ce serait un autre, elle n’était pas inquiète.
Et effectivement, ce ne serait pas ce soir. Un petit rire lui échappa à l’air désespéré qui avait accompagné les dernières paroles -et le puissant soupir- de la maitre nageuse. Il fallait dire que les enfants, ce n’était ni sa passion, ni celle de la rousse. Oh, elle les aimait bien. De loin. Ou alors, s’ils avaient moins de 5 ans. Sinon, elle préféraient ses bébés avec des poils (beaucoup), des plumes ou des écailles. Probablement parce que les animaux et les enfants en bas âge partageaient cette innocence, ce côté naturel et vrai que perdait tout être humain en grandissant, une fois au contact de la société.
… Damned  ! Peut être n’avait-elle pas eu besoin de côtoyer Ara pour développer sa propre forme de cynisme finalement…

La voix de son amie la ramena à l’instant présent, et un nouveau rire sortit de sa gorge. Entre le soupir, l’air désespéré et le ton de sa voix, on aurait pu croire que la brunette lui parlait à nouveau d’enfant. Mais non, cette fois-ci, c’était seulement sa propre propension à nommer les animaux du refuge avec des références Disney qui lui faisait cet effet.
Avec un grand sourire, et tout en enlevant la totalité de ses vêtements sans aucune pudeur pour filer à la douche, Leah enchaina :

« Tiens, en parlant des garnements ! Il me faudrait une petite description des caractères de chacun des chatons à l’occasion s’il te plait. J’ai déjà quelques familles volontaires pour l’adoption et j’aimerais faire les meilleurs matchs possibles. »

Son sourire s’accentua encore. Il n’était pas toujours facile de faire adopter les chatons, surtout à cette période de l’année. Mais l’ascendance siamoise de leur mère avait fait d’eux de véritables modèles parmi les chats, et les volontaires n’avaient pas tarder à affluer. Une bonne nouvelle, mais qui angoissait toujours un peu la jeune femme malgré son instinct plutôt bon. La peur de faire une erreur, et de retrouver l’animal quelques semaines, ou mois plus tard. Abandonnés par la famille qui avait pourtant juré de s’en occuper…
Leah se secoua, mais l’inquiétude se lisait encore dans son regard troublé, et ses sourcils froncés.

« Tu m’aideras à faire le tri et choisir les familles ? »

Elle releva ses prunelles gris-bleues vers Ara, un air presque implorant sur le visage alors qu’elles allumaient toutes deux l’eau des douches dans lesquelles elles étaient à présent. Après tout, c’était elle qui les avait gardé pendant tout ce temps, elle était la mieux placée pour leur choisir des adoptants…
Lorsque son amie accepta, le soulagement lui tomba dessus avec autant de véhémence que les jets d’eau qui lui massaient actuellement les épaules. Oui parce qu’elle était bien trop petite pour que ça lui atteigne le dos toute façon…

« Merci. Vraiment. »

Une pause, puis un lent sourire mutin étire ses lèvres alors qu’elle lève un regard enfantin et joueur sur la maitre nageuse.

« Et Duchesse …? Tu comptes… la garder ? »


Son sourire s’élargit au point qu’on devait lui voir les dents jusqu’aux molaires. Mais elle ne pouvait pas s’en empêcher. Elle était déterminée à refiler un neuvième -ou était-ce déjà le dixième ?- chat à son amie, qui tendait à ne jamais opposer une bien grande résistance.

— C’est assez simple. Marie est un démone aventurière, Toulouse est un ange paresseux et Berlioz est essentiellement un canard. Dit Ara en riant. Mais oui, je te rédigerai quelque chose pour le site à l’occasion.

C’était relativement vrai. Des trois chatons, Berlioz était celui qui désirait le plus le contact humain. Malheureusement pour lui, la seule “humaine” dans sa vicinité était Ara, qui finissait généralement ses nuits dans la baignoire — premièrement parce qu’elle n’était pas très raisonnable avec ses trempettes imposées, deuxièmement parce que son lit était occupé par des boules de poils dans tous les sens, enfin parce qu’il n’y a rien de plus désagréable que de dormir quatre heures et de se faire réveiller par une alarme cinglante. La nature s’adapte, n’est-ce pas ? Voilà que Berlioz avait pris l’habitude de dormir sous son cou ou sur ses genoux émergés, toujours dans les positions les plus alambiquées. Il avait bu la tasse plus d’une fois, et y avait visiblement pris goût. Il passait ses journées dans l’évier et savait maintenant ouvrir le robinet tout seul. Ce serait un vrai pincement au coeur de la voir partir le moment venu.

Leah envoyait valser ses vêtements à droite à gauche, telle une catho refoulée sur une plage nudiste, avant d’aller sous la douche. Ara était plus pudique, plus mesurée et discrète dans ses gestes. Certes, on lui donnait la trentaine, mais elle avait tout de même eu 3 enfants et combattu dans une guerre ! Son corps était recouvert des archives de son passé.

— Tu sais que tu peux toujours compter sur moi pour effrayer les familles peu sérieuses.

Ara lisait l’inquiétude dans les yeux de son amie. Elle avait vu plus que son compte d’horreurs, de Duchesse adorées puis abandonnées au moindre contre-temps, et n’était que trop conscience qu’il y avait plus d’animaux à secourir que de bonnes familles pour les adopter. Pour une fois, elle était vraiment en mesure d’aider. Outre son air intimidant habituel, les futurs adoptants s’étaient parfois retrouvés à dire… la vérité, toute la vérité sur leur philosophie de l’adoption, sans même forcément se rendre compte des mots qui sortaient de leur bouche. La sirène n’avait aucun scrupule à utiliser ses pouvoirs de vérité sur eux. Hé, elle les payaient suffisamment cher, ces pouvoirs. Autant les utiliser, non ?

Sa réponse était apparemment passée pour une acceptation et Leah, visiblement très soulagée, la remercia d’une voix pleine de vulnérabilité et de gratitude. Ara, soudainement mal à l’aise, s’ébroua et sortie de la douche pour retourner s’habiller. La question qui suivit par contre, accompagnée du sourire mutin, la fit s’exclamer d’une voix accusatrice.

— Oh, je te vois venir, n’essaye pas de m’entourlouper, petite rousse ! Quatre sont à moi, les autres sont encore au WWF. D’accord, cinq, je garde Mabel parce que c’est une vieille marâtre acariâtre et qu’on se comprend… Mais c’est tout !

L’eau bouillante sur ses muscles endoloris était un pur bonheur, et Ara serait bien restée plus longtemps, mais elle ne savait que trop bien que c’était impossible. Elle avait senti sa peau commencer à boire et ne pouvait se permettre de montrer le moindre signe de transformation. Quelque secondes pour mouiller, le savon, de quoi rincer et zou ! On se rhabille. Leah, bien sûr, avait le privilège de prendre son temps et de profiter des jets d’eau. Ara se sécha et se rhabilla rapidement, puis entrepris de se faire une tresse rentrée sur le dessus de la tête. De quoi contenir les mèches humides. Quand Leah sortit — enfin ! — elle entreprit de lui faire la même chose. C’était devenu une sorte de petit rituel entre elles, et l’une des rares marques d’intimité auxquelles consentait la sirène. Elle n’avait pas résisté longtemps au plaisir de glisser ses doigts dans les longues mèches indomptables. C’était la chevelure d’Elaine, et de sa fille autrefois... Leah avait eu le bon goût de se laisser faire sans poser trop de question.

Habillées et coiffées, elles prirent leur sac et sortirent du club de sport pour se diriger vers la voiture de Leah. Il semblait y avoir encore quelques embouteillages ce soir, il leur faudrait un peu de temps pour rejoindre le WWF.

— Alors, raconte moi. Du nouveau sur le front Raven ?

 
« Oh, je te vois venir, n’essaye pas de m’entourlouper, petite rousse ! Quatre sont à moi, les autres sont encore au WWF. D’accord, cinq, je garde Mabel parce que c’est une vieille marâtre acariâtre et qu’on se comprend… Mais c’est tout ! »

Leah éclata à nouveau d’un rire malicieux, le regard brillant. Prenant une petite voix suppliante et enfantine, elle enchaina.

« Mais enfiiiiin ! Araaaaaaaa ! Tu vas pas la laisser repartir ? Avec sa petite tache en coeur sur la truffe, elle est teeeeeeeellement mignonne ! »

La jeune femme cligna des yeux, tentant d’adopter le même air que le chat botté de Shrek. Quoi ? Comment ça sacrilège ? Certains Pixar et Dreamworks valaient aussi son attention. Si si.
Son amie se contenta d’un regard sévère et d’aucune réponse, ce que Leah considéra comme une victoire. Cela voulait dire que la maitre-nageuse savait qu’en s’engageant dans le débat, elle perdrait. Paaaarfait ! Elle n’avait donc pas besoin de chercher trop dur pour une famille pour Duchesse.

Ragaillardie et heureuse de ses propres décisions illusoires, la rousse sortie de la douche en chantonnant, se trémoussant ridiculement, nue et mouillée, autour de son amie, ayant pour but de l’éclabousser de mini-gouttelettes. Lorsqu’elle récolta un soupir en récompense de ses bêtises, elle s’arrêta pour enfin s’habiller et se laisser coiffer avec délice. Elle adorait qu’on joue avec ses cheveux, alors se fait coiffer par les doigts longs et agiles d’Ara, qui glissaient entre ses longues mèches lui déclenchaient des frissons dans la nuque.

Elles n’échangèrent que des banalités entrecoupées de plaisanteries et ragots jusqu’à ce qu’elles soient installées dans la voiture, confortablement arrêtées dans les bouchons de fin de journée. C’est alors qu’Ara aborda un sujet qui figea le sourire de la rousse sur ses lèvres. Elle grimaça légèrement, baissant un peu le son de la musique, tout en tapotant sur le volant.

« Non. Pas vraiment. »

Leah jeta un coup d’oeil en biais à son amie avant de reporter son attention sur la route alors que leur file redémarrait. Elle soupira un peu et haussa les épaules.

« Je sais pas comment lui dire… Je vais quand même pas prendre un rendez-vous professionnel avec elle ?! Eh puis… La croiser « par hasard » pour lui annoncer un truc comme ça de but en blanc… Merde ! Je suis pas dans un téléfilm de Noël ! »

Elle freina un peu brusquement, comme pour appuyer ses dires, avant de soupirer de nouveau.

« Désolée… Je suis légèrement tendue par le sujet … »

Elle souligna l’euphémisme d’un sourire grimaçant. Non, décidément, rien de nouveau du côté de sa demi-soeur dont elle avait appris l’existence un an auparavant…
Alors qu’elles sortaient enfin du centre ville pour s’engager dans les petites routes qui menaient vers le nord-ouest de RevealDown, dans la forêt où elle avait installée le refuge et sa maison, Leah secoua à nouveau la tête et soupira.

« Je ne sais même pas si elle est au courant.. Je veux dire, probablement pas. Je doute que mon enfoiré de père le lui ai notifié. »

Sa vision périphérique capta le regard et l’air surpris d’Ara. Si elle ne parlait pas comme une enfant noble du 17ème, il était toutefois rare qu’elle jure au milieu de ce genre de phrase, d’où la réaction de son amie.
Leah fronça un peu les sourcils. Non pas contre la maitre-nageuse, c’était seulement une réaction naturelle de son corps lorsqu’elle mentionnait son père.

« Ouais, euh. Comme tu peux t’en douter aux vues de notre proximité d’âge, Raven n’est pas ma demi-soeur d’un précédent mariage, ou un truc du genre. Non. »

Pause. Un virage en épingle pris avec précaution, et une accélération probablement un tantinet trop vive par rapport à d’habitude.

« Le très éminent Mr White, trompait sa femme avec ma mère. Elle n’habitait pas à RD, mais dans le nord de la Floride. Elle l’avait rencontré là haut, et connaissant l’empire hôtelier qu’il bâtissait, c’était normal qu’il passe autant de temps au Sud de l’Etat pour son travail. »

Elle serra les dents. Pour un peu et elles en auraient grincé.

« Après plusieurs années de relation, ma mère lui a annoncé, toute heureuse, qu’elle attendait un enfant. De lui évidemment. Et c’est là que le ciel lui est tombé sur la tête. » 


Son ton se fit acide, brusque, emplit d’une colère et d’un dégoût qu’il était rare d’entendre dans sa voix habituellement si douce.

« L’homme si aimant, joyeux et drôle qu’il était toujours avec elle s’est transformé en un monstre froid, distant et cruel. Il lui a dit qu’elle n’était qu’un passe temps, qu’une parenthèse quand il était hors de la ville. Qu’il avait une femme, enceinte elle aussi, et qu’il ne comptait pas la quitter pour elle. Qu’il se fichait bien qu’elle attende un gamin de lui, qu’il en avait déjà un qui l’attendait dans sa vraie famille. »

Elle s’arrêta pour reprendre son souffle. Bien sûr, vu qu’elle conduisait, elle gardait les yeux rivés sur la route. Mais c’était aussi pour ne pas porter son regard noir sur Ara qui n’avait rien fait, rien demandé. D’ailleurs, la pensée que son amie se fichait peut être de tout ça lui traversa l’esprit. Mais maintenant qu’elle avait commencé, elle ne pouvait plus s’arrêter, et tant pis pour l’étalage de sentiment et de vie privée.

« Malgré tout ça, il était pas con. Enfin pas totalement. Et il savait très bien que ma mère pourrait ruiner sa réputation et son autre famille si elle le décidait. Il lui a alors proposé un pacte. Elle gardait le silence et s’exilait loin de la Floride, et il lui enverrait une somme confortable tous les mois, sous couvert d’une association caritative. »

Un sourire amer aux lèvres, elle jeta cette fois-ci un regard à Ara pour lancer ironiquement :

« Je suis une oeuvre caritative. »

Elle reporta son attention sur la route, resta un court instant silencieuse en ravalant une curieuse tristesse venue d’une blessure qu’elle pensait fermée depuis longtemps, et continua d’une voix plus neutre que précédemment.

« Ma mère a accepté. Elle ne voulait plus rien avoir à faire avec lui, et ne tenait pas à se venger de lui. De peur que ça ne retombe sur moi plus tard. Elle a donc déménagé aussi loin que possible sans quitter les Etats Unis. Et c’est comme ça que je suis née du côté de Portland. »

Silence. Leah poussa un soupir, secoua la tête et reprit d’un ton plus léger.

« Donc tu vois, à moins qu’elle ne l’ai découvert par elle même, je doute qu’elle soit au courant. »

Avec tout ça, elles étaient maintenant garées dans l'allée en face de chez elle. Le contact éteint, elles restèrent un instant dans l'habitacle, alors que Leah fixait sa maison, l'esprit vidé par cet épisode où elle avait manifestement pris son amie pour une psy.

— Tu imagines, si c’était un film de noël ? Vous vous découvririez  une complicité ancestrale, et elle te présenterait son meilleur ami Ken, le vétérinaire divinement beau n’ayant d’yeux que pour toi ? répondit Ara sarcastiquement, essayant de détendre la situation et d’alléger le ton de la conversation, avant de manquer de mourir dans un accident de la circulation.  

Quand Ara avait posé la question sur Raven, elle ne s’attendait pas au déferlement qui suivrait. Elle savait que Leah était venue s’installer à RevealDown avec dans l’idée de créer du lien avec sa demi-soeur, qu’elle avait orchestré quelques rencontres informelles à droite à gauche plus ou moins sous couvert d’anonymat. Elle n’avait jusqu’alors pas la moindre idée qu’il s’agissait là de la partie émergée de l’iceberg.

Ara était sur le point de changer de sujet, d’essayer de la faire passer à autre chose, quand Leah reprit la parole pour lui raconter son histoire. Elle écarquilla les yeux en entendant son amie parler de son père de manière fleurie. Certes, Ara jurait comme un marin, ses injures souvent très graphiques et parfois légèrement hors de leur temps, mais elle n’entendait que très très rarement son amie proférer des grossièretés. Leah était le fruit d’un mensonge, d’un adultère qui avait duré des années, et d’un abandon. Ca allait de mal en pis : il avait acheté son silence et celui de sa mère.

— Et une jeune femme extraordinaire. Ajouta Ara d’une voix douce après la remarque sur l’oeuvre caritative. Elle posa sa main sur le bras de Leah, en signe de soutien et d’empathie. Que pouvait-elle faire de plus, enfermée dans cet habitacle de fer ?

Leah finit son histoire. Sa mère avait accepté l’argent et avait déménagé à l’autre bout du pays. Ara savait que son amie avait un demi-frère, donc c’est qu’elle avait dû refaire sa vie. Quelle histoire. Et Raven, là dedans, qui ne savait probablement rien. Quel genre de père l’infâme Mr. White avait-il été pour Raven ? Leah briserait-elle l’illusion de la parfaite famille américaine ? Elles restèrent un moment silencieuses dans la voiture à l’arrêt.

— Je suis tellement navrée Leah. Vraiment. Si je… peux aider, de quelque manière que ce soit, j’espère que tu sais que tu peux compter sur moi.

Ses paroles étaient sincères, mais semblaient être si peu face à la détresse de son amie. Ara était foncièrement émue par le récit de son ami, elle aurait aimé dire plus, plus que ces banalités, lui faire comprendre que les familles sont faites et non héritées… Elle ouvrit sa portière et sortit de la voiture. Leah fit de même, mais avant même qu’elle ait fermé sa portière, Ara l’avait prise dans ses bras et la serrait fermement contre elle.

— Aussi si tu veux aller jeter des oeufs sur sa maison, ou défoncer sa bagnole à coup de batte de baseball. lui murmura-t-elle à l'oreille, l'humour un mauvais masque pour ses émotions.

Après un long moment serrée l’une contre l’autre, une éternité si l’on s’en tient aux standards des contacts physiques d’Ara, elle se recula légèrement et déposer un baiser sur son front. Elle fit glisser une des mèches rebelles qui entourait le visage de Leah entre ses doigts, soudainement pensive et affligée.

— Je ne comprends pas comment on peut rejeter ses enfants comme ça… Les miens me manquent… tellement…

Ce n’était qu’un murmure, mais bien audible, et quelque chose qu’elle n’avait pas avoué à voix haute depuis au moins deux ou trois décennies. L’honnêteté de Leah avait abaissé les murs que la sirène avait dressé pour se préserver ; sa détresse avait fait ressortir des instincts maternels que l’on entrevoyait d’ordinaire que dans sa relation avec les félins. Ara se dégagea un peu plus subitement, réalisant ce qu’elle venait d’admettre à haute voix. Une partie de son secret était révélé maintenant, et étrangement, c’était un soulagement, suffisamment pour qu’elle élabore un peu ses dires précédents.

— Je… ne pense pas te l’avoir dit. Ce n’est pas vraiment quelque chose que je… partage facilement. J’ai eu trois enfants. Ma fille, Morgann, avait tes cheveux d’ailleurs, de magnifiques boucles rousses comme les tiennes et… Bref. Ils sont morts maintenant, avec mon époux, depuis des années…

Ara avait rompu le contact visuel et commençait à se diriger vers la maison.

— Diantre, j’ai besoin d’un verre.

 
Son amie la consola de quelques paroles disséminées tout au long de sa tirade, et celui lui fit du bien. Certes, la logique de son cerveau savait bien que c’était la faute de son père et qu’elle n’avait rien fait pour être abandonnée -elle n’était même pas née bon sang ! Mais la partie sentimentale de son cerveau était beaucoup plus difficile à convaincre sur beaucoup de chose. Savoir que ce qu’elle avait vécu n’était pas normal, et qu’il n’était pas étonnant qu’elle en soit blessée, ou triste la rassurait.

Mais ce qui la surprit, et lui fit un bien fou, c’est le câlin que lui offrit Ara à la sortie de la voiture. Elle n’avait même pas eu le temps de refermer sa portière que la maitre-nageuse l’enveloppait dans une étreinte ferme mais emplie de tant de compassion et de soutien… Ses réflexes d’enfant prirent un instant le dessus et Leah referma ses bras autour de la taille de son amie, enfouissant son visage vers son cou, la différence de taille aidant à l’illusion.
Elle émit même un petit rire au commentaire soufflé dans son oreille, et hocha la tête.

Puis la brunette s’écarta doucement, l’air pensif, et après un baiser qui laissa une douce sensation de chaleur sur le front de la jeune femme, elle parla d’un ton presque distrait, ses doigts jouant avec l’une de ses mèches rousses, échappée de la tresse.

« Je ne comprends pas comment on peut rejeter ses enfants comme ça… Les miens me manquent… tellement… »

Leah cligna des yeux, s’apprêtant à lui dire que son père ne l’avait pas connu, alors il n’avait pas été compliqué pour lui de la rejeter… Puis elle imprima l’information suivante. Ara avaient des enfants ?! Ses yeux s’écarquillèrent légèrement, avant qu’elle ne les cligne plusieurs fois. Mais… Elle vivait seule ! Vivaient-ils avec leur père ? Pourquoi n’en parlait-elle jamais ?
Malgré la tornade de question qui envahissait son esprit, Leah ne prononça pas un mot. L’air de pure douleur et de nostalgie (ainsi que de surprise) qui régnait sur le visage de son amie ne lui donnait pas envie de creuser. Elle se contenta donc de la regarder. Pas de pression.

Etait-ce la pleine lune ? Ou la nouvelle lune ? Quoiqu’il en soit, il devait y avoir un alignement étrange des planètes ce soir, car ce fut au tour d’Ara de faire quelques révélations sur sa vie. Décidément, elles devraient passer plus de temps à discuter plutôt qu’à sortir ensembles car elles manquaient de SACRES détails sur la vie l’une de l’autre.
Un peu perdue, elle hésita un instant. A quoi devait-elle répondre en premier ?

 « Diantre, j’ai besoin d’un verre. »

Oups, elle avait attendu trop longtemps. Se remettant tout à coup en mouvement, Leah rattrapa Ara pour l’arrêter d’un bras.

Avant ça, tu veux pas récupérer Duchesse ? J’ai dans l’idée que tu apprécieras la possibilité de l’avoir dans les bras ce soir…

Sans attendre la réponse, elle pivota pour se diriger vers le bâtiment près de sa maison. Il contenait plusieurs boxes de diverses tailles, pour tout type d’animaux qui nécessitaient de passer la nuit près de chez elle plutôt qu’au Refuge.

Et puis… Je crois qu’à ce rythme c’est d’une bouteille qu’on aura besoin, pas juste d’un verre.

Elle lui lança un sourire puis reporta son attention sur autre chose, le temps d’ouvrir la porte et d’aller vers le boxe de Duchesse. Elle profita de la diversion pour répondre à Ara, sans le contact visuel ou l’environnement intime de la nuit tiède dehors. Ici, la lumière était vive, les chats et chiens couinaient pour de l’attention, et il était facile d’occuper ses mains ailleurs pendant la discussion. Parfait pour une effrayée des sentiments comme Ara.

Je suis désolée pour ta famille… Je ne savais pas que tu avais eu des enfants et un mari… Ont-ils eu un accident de voiture ?

Parce qu’après tout, elle n’avait même pas encore 30 ans.. Alors pour que son mari et ses enfants soient morts, ce devait être un terrible accident…
Elle n’était pas vraiment sûre de si son amie souhaiterait lui répondre, ou en parler, alors elle lui offrit une porte de secours, juste au cas où.

C’est curieux que ta fille ait eu les cheveux roux, avec tes mèches brunes… C’est dans les gênes de ta famille ? Moi, ils me viennent de ma maman, qui les tient de sa maman, et encore d’une génération avant. De ce qu’on en sait, ça remonte au minimum jusqu’à mon arrière grand mère. Qui était de Floride elle aussi d’ailleurs… En fait, je suis la seule fille rousse de la famille qui soit née en forêt sous la pluie, plutôt que sous les palmiers et le soleil.

Alors qu’elle finissait de babiller, elle tendit une Duchesse ronronnante à Ara, un sourire aux lèvres.

Elle en avait trop dit. Cette existence terrestre avait ses règles, bon sang ! Des règles qu’elle avait appris à la dur. Dissimuler son âge réel ? De loin la plus importante. Des pouvoirs, passe encore, mais la Terre n’était pas un environnement très généreux avec les femmes de plus de 40 ans. La sirène avait pris la peine de se réaliser une chronologie mois par mois de son existence pour faire rentrer tous les épisodes de sa vie version simplifiée, et voilà qu’elle venait de tout faire exploser en quelques petites phrases. Son mari, ses enfants… C’était trop personnel, trop intime. Sans compter que cela amenait beaucoup de trop de questions sur le tapis.

— Une bouteille chacune.

Ses bonnes résolutions de sobriété venaient-elles de s’envoler ? Elle gardait l’excursion du lendemain dans un coin de sa tête. C’était un mauvais moment à passer, mais qui passerait bien plus vite sans une migraine… Resterait-il une larme d’auto-préservation dans cette satanée caboche ? Quoi qu’il en soit, l’ambiance ne s’y prêtait pas vraiment. Ara aurait pu mettre sa main au feu qu’elles ne finiraient pas ivre mortes ce soir. Non, elles allaient câliner des chatons, partager leurs blessures à coeur ouvert, trouver l’une dans l’autre la force de continuer à avancer. Dis comme ça, certes, c’était niais à gerber.

Ara avait suivi Leah vers l’annexe sans un mot, trop perdue dans ses pensées. La lumière vive l’aveugla presque. Adieu, silence de la nuit, ça piaillait dans tous les sens ici. Les pauvres bêtes étaient trop heureuses de voir âme qui vive. Heureusement que Leah n’avait pas trop de voisins.

Je suis désolée pour ta famille… Je ne savais pas que tu avais eu des enfants et un mari… Ont-ils eu un accident de voiture ?

Ara lui répondit d’un sourire triste. Un accident de voiture. Elle qui avait tant connu la mort, elle ne pouvait même pas imaginer le traumatisme de perdre ses proches de la sorte. Non, elle avait eu le temps de vivre une vie épanouie avec son époux, de voir ses enfants grandir, de dire au revoir. Elle était reconnaissante pour tout cela. Mais oui. Un accident de voiture. C’était le scénario le plus probable n’est-ce pas ? C’était ainsi que les familles mourraient de nos jours. Avant qu’elle n’ait eu une chance de répondre vraiment, Leah avait enchaîné avec une tirade sur les particularités capillaires de sa famille. Une porte de sortie… Qu’elle choisit de ne pas prendre. Merde ! Si elle avait envie d’en parler pour la première fois en quarante ans, si cela lui faisait du bien, qu’elle le fasse ! Quel était le pire scénario ? Les humains avaient arrêté de brûler (littéralement) leurs sorcières depuis des centaines d’années. Elle disparaîtrait juste et ferait peau neuve ailleurs, comme elle l’avait déjà fait tant de fois.

Leah lui tendit Duchesse, visiblement très heureuse de la voir. Ara se laissa glisser contre le mur pour s'asseoir en tailleur. Elle cala Duchesse, face à elle, dans le creux de ses jambes repliées. La belle ronronnait plus fort qu'un petit générateur alors qu'Ara malaxait son poil soigneux. Elle était adorable, avec son poil mi-long, ses grands yeux bleus et sa petite tâche en forme de coeur sur le museau. Lui trouver une famille ne serait pas bien dur. Après un instant de silence, Ara se lança dans ses confessions nocturnes, sans détourner le regard de la boule de câlin devant elle.

— C’est Aedan qui était roux. Son mari avait un nom désormais. Comme toute sa famille. Un irlandais pur sang, sur au moins quatre ou cinq générations. Mes mèches brunes n’ont pas pu rivaliser avec un tel patrimoine génétique. Ma belle-mère disait qu’il y avait une magie ancienne dans ces boucles. Elle s’est opposée catégoriquement à ce que je coupe les cheveux de Morgann pendant des années. Elle a pleuré à chaude larmes pendant des heures quand nous avons cédé — la pauvre petite, les noeuds c’était un enfer, et encore elle était facile à vivre.

Ara, qui gratouillait toujours gentiment Duchesse, laissa échapper un petit rire. Rien que ces quelques paroles avait ouvert les digues du souvenir.

—  Quelle famille, je te jure. Si tu les avais vus quand ils m’ont rencontrée pour la première fois. Elle se mit à rire de plus belle. Ce n'était pas une femme brisée par la tragédie que Leah avait devant elle, plus une vieille dame se remémorant les jours heureux. Donc, j’étais très amie avec Elaine, une des soeurs d’Aedan. Elle était tombée malade pendant un moment, je venais lui rendre visite. Je me suis présentée. Oh la, Morrigan, Morrigan. C’est pas tombé dans l’oreille d’une sourde.

Sa belle-mère l'avait appelée La Morrigan quasiment jusqu'au mariage , et l’avait  toujours traitée avec la plus grande déférence. Quand elle était enceinte particulièrement , il y avait toujours de délicieux mets à manger, des offrandes, peu importe l'heure du jour ou de la nuit. Ara releva ses genoux contre son torse, relevant Duchesse avec elle, pour frotter sa tête contre le poil soyeux de l'animal. Elle lui parla d'une voix très douce.

—  Oui, ma jolie, moi Morrigan, déité inconstante aux mille visages, déesse de la destinée et de la guerre. Tu imagines ?

Sa montre numérique se mit à sonner. Déjà. Ara l'éteint d'un geste rapide et, gardant Duchesse serrée contre elle, se releva un peu moins souplement qu'à l'ordinaire. Le MMA commençait à laisser des marques.

— Jacuzzi ?